SOCIETE

Jean-Jacques Dessalines, le plus grand héros de tous les temps et l’espace

Obed SANON

 # 0111

Le lendemain du 18 novembre 1803, Haïti se réveillait abolie de l’emprise du système colonial esclavagiste français. Les prémices d’une nation naissante se dessinaient comme conséquence de lourds sacrifices, de prouesses guerrières jusque-là impressionnantes et inenvisageables pour le monde dont l’idée de civilisation prospère ne se concevait nullement sans avoir pour socle la servitude. Ce changement opéré ici, dans l’île du Nouveau Monde, contraint l’humanité à replonger dans ses aspects les plus sombres, il ouvre la voie à une nouvelle façon de penser l’autre, la condition humaine, une réflexion sur la condition de l’homme dans le monde en général. Entre un avant et un après 1803, un évènement[1] s’est produit, le monde se réveil autrement : le joug des valeurs occidentales de l’esclavage, du racisme et du colonialisme a succombé devant la bravoure de nos valeureux indigènes. La révolution haïtienne, qui a donné naissance à la l’État d’Haïti le 1er janvier 1804, peut être racontée de diverses manières, ce qu’on retient en tout c’est tant sa portée universelle que son contexte d’émergence inattendu. Toutefois, les grandes personnalités qui sont les auteurs de première ligne derrière ce grand événement souvent ne sont pas assez mises en exergue.                                                                                                                 

On s’accorde à dire que le 1er janvier 1804 ne serait possible sans Vertières — affrontement décisif au cours duquel les troupes françaises capituleront définitivement et seront plus tard contraintes de quitter l’île — et que le récit de ce grand moment de l’histoire d’Haïti rend manifeste les raisons pour lesquelles nos ancêtres, soldats de l’armée indigène notamment ceux qui se sont fait les plus distingués (on retient plus spécifiquement ici le nom de Dessalines[2]), méritent d’être appelés Héros de Vertières[3]. Dessalines se fera de plus en plus singulariser puisqu’il sera, après la guerre de l’Indépendance, le premier chef d’État de cette nation nouvellement créée. Comment doit-on définir le terme « Héros » ? Héros, dans son sens premier, vient de la mythologie grecque, c’est le nom donné aux hommes d’un courage et d’un mérite supérieur, favoris des dieux. D’autre part, deuxième sens, ce serait une personne qui se distingue par une valeur extraordinaire ou de succès éclatants à la guerre, c’est un Homme qui se distingue par la force du caractère, la grandeur d’âme, une autre vertu[4]. Si toutes les définitions s’accordent au moins sur ces caractéristiques, il faut ajouter que le héros n’est jamais le héros de rien. Il est le héros de quelque chose d’un temps, d’un lieu, d’un espace. Il est tributaire de ces catégories. Comment doit-on définir ce temps et cet espace ? Est-ce respectivement comme une durée bornée par opposition à l’éternité  — Le fait que le temps soit pluriel n’est-ce pas au contraire l’éternité ? — ; et une étendue indéfinie ou définie (l’espace) ? Ce qui explique tout l’intérêt du libellé : Jean Jacques Dessalines le plus valeureux de toute l’éternité et de tous les lieux. Ce qui présuppose donc que non seulement le héros dépasse au loin la condition finie d’une personne physique, mais serait un symbole, une figure, aussi il transcende l’espace et le temps.

Ce qui conduit à la réflexion suivante : comment le héros, en l’occurrence Dessalines, passe-t-il de sa condition humaine finie à celle d’un symbole éternel ? Et s’il transcende le temps et l’espace, comment doit-on comprendre ce temps et cet espace ? Aussi comment doit-on perpétuer et honorer les valeurs que représente la figure de J.J. Dessalines ? Itinéraire qui impose donc, dans un premier temps, de revisiter l’histoire : le personnage, la biographie de Dessalines, son sens de leadership, sa grande vision, sa stratégie militaire et ses talents de bon gestionnaire de la cité ; dans un second temps, il sera question de donner un concept du temps et de l’espace capable d’extirper la finitude de l’histoire, des faits, au prolongement infini de la mémoire et d’essayer de voir dans quelle mesure la figure de Dessalines peut aider à affronter le réel du social haïtien d’aujourd’hui.

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Jean Jacques Dessalines : esquisse d’une biographie

Dessalines est né en 1758 à la Grande-Rivière du Nord sur l’habitation d’un dénommé Duclos d’où il sera commandeur. De là étant, il sera racheté par un afro descendant libre du nom de Dessalines de qui il tire son nom. En 1791, il participe au soulèvement général en devant lieutenant en chef de Jean-François Biassou, il se fait distinguer pour ses talents de guerrier lors de la guerre de l’Indépendance. Il devient le premier chef d’État d’Haïti et sera couronné empereur le 8 octobre 1804 sous le titre : Sa Majesté Jacques Premier, Empereur et meurt assassiné le 17 octobre 1806. 

Dessalines sa stratégie et son leadership                                                                                

Toute l’historiographie constate que Dessalines a hérité d’un contexte particulièrement difficile, étant ancien lieutenant de Toussaint et ancien soldat de l’armée française lorsque les généraux de l’armée indigène passèrent dans le camp français, une grande difficulté s’oppose à son projet indépendantiste : comment imposer sa légitimité comme meneur du mouvement à la fois pour les troupes qui constituaient des agrégats épars, résoudre le clivage noir mulâtre, et la population, puisque le même personnage des mois plus tôt avait été en première ligne du côté français pour mater la rébellion ? C’est au prisme de cette contradiction que se déploie tout le génie de Dessalines ; sa stratégie et son leadership.                                                                                                                                                                                                    

Dessalines n’a pas provoqué l’insurrection générale qui était l’œuvre de Pétion et Clervaux, il fallait donc qu’il s’impose comme nouveau leader des insurgés pendant que les Français devenaient plus menaçants. De ce fait, il se lance dans l’organisation de l’armée[5]. Ses actions se feront autour de trois axes : le ralliement des hommes de couleur au camp indépendantiste concrétisé par l’union des noirs et des mulâtres qui a été favorisé par le contexte, dans la mesure où le désir de sécurité, d’autonomie et de liberté des hommes de couleur les contraints à embrasser la lutte des noirs contre le projet bonapartiste de rétablissement de l’esclavage et surtout la domination des blancs à Saint-Domingue[6] ; l’inclusion des chefs influents afin de s’assurer de leur allégeance[7] ; et par la distribution de grade aux personnages les plus influents, il s’assure de la pérennité de leur allégeance envers la cause révolutionnaire. L’élément clé à retenir dans la stratégie de Dessalines, à la différence de Toussaint, est son habilité a rallié les troupes en optant pour une décentralisation des décisions et des manœuvres militaires. Par cela, les responsabilités périphériques sont organisées autour d’un leadership central[8]. Il fera usage de ce même esprit lumineux pour alimenter une rhétorique de la haine des Français, ce qui lui vaudra la légitimité de la population.

Stratégie et leadership sont indissociables chez Dessalines, soit qu’il utilise de sa force de caractère, son énergie pour galvaniser les troupes en pleine bataille s’imposant par là comme un chef redoutable pour ses ennemis et admirable pour ses compares[9], ou bien combinant les deux pour une cause encore plus grande que de servir sa vision, celle de la liberté. Les différentes citations que lui prête l’historiographie en sont là un témoignage vivant. On peut retenir à titre d’exemples la fameuse « liberté ou la mort » ou encore celle-ci : « Nous avons osé être libres, osons l’être par nous-mêmes et pour nous-mêmes ». En tout ce qui est un fait, le héros de la liberté des noirs, Dessalines, a fait de cette cause de l’émancipation en général sa marque de noblesse. 

 Vers un autre concept du temps et de l’espace

Les talents de Dessalines comme stratège et guerrier restent indiscutables,[10] ces actes au cours de la guerre de l’Indépendance et son dévouement pour la cause de la liberté lui ont valu le titre de père de la patrie. Ainsi, il passe du simple humain qu’il est à la représentation d’une figure éternelle[11] qu’on ne cesse d’évoquer comme un point autour duquel peut se réunir la nation. Il est le seul héros de l’armée indigène à avoir intégré le panthéon du vaudou, tout un culte lui est voué.[12] Ce faisant, l’héritage du père fondateur semble transcender le temps et l’espace, encore faut-il préciser qu’elle est ce temps et cet espace. On dira volontiers que si la mémoire de Dessalines est transcendante de l’espace-temps qu’on ne saurait définir ce cadre comme à l’accoutumée parce qu’ainsi cela constituerait une contradiction à l’hypothèse de départ, dans la mesure où on constate non seulement que la mémoire de l’empereur n’est pas reconnue dans le monde entier au sens où le récit de sa vie ne connaît pas une narration mondiale, mais aussi qu’il est tout à fait possible que la succession des générations au fil du temps ait oblitéré sur certains aspects sa mémoire à cause de certaines manœuvres politiques soit de récupération ou de révision[13].

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Pour comprendre ce que pourrait signifier l’espace et le temps, il faut se référer aux valeurs qu’inspire l’héritage de Dessalines. Il n’est un secret pour personne que la révolution haïtienne de 1804 est l’émanation la plus aboutie de la philosophie des Lumières. Les valeurs de liberté que prônait la révolution haïtienne ont le mérite d’être universelles, la cause n’était pas seulement la cause des insurgés de Saint-Domingue, mais celui du sort de l’humanité. En combattant le colonialisme, le racisme et l’esclavagisme, les Haïtiens indiquent au monde entier la voix de la vraie liberté à titre de leçon. À ce niveau Dessalines à jouer un rôle majeur non seulement par la constitution de 1805 en faisant un usage  idéologique du mot noir et, à la différence des lumières[14], élargissant le concept de la liberté marquée par sa décision de voler au secours des autres peuples en situation de servitude ou du moins sa décision de reconnaître comme libre sous son règne toute personne ayant foulé le sol d’Haïti. Ces faits, et tant d’autres, témoignent du caractère universel de la vision du père de la patrie, le cadre spatio-temporel devient donc non pas seulement le temps et l’espace dans leur acception ordinaire, mais comme universel, comme espace et temps où la mémoire du héros demeurait sacrée incarnant la lutte pour le bien-être collectif. Dessalines est immortel en ce que sa vie, les valeurs qu’il a défendues s’imposent comme une voie tracée menant vers la liberté pour quiconque, n’importe qui se trouve en situation de privation de sa liberté. L’image de Dessalines devient donc un drapeau universel de la liberté dont les peuples opprimés peuvent s’en réclamer. De ce fait, il n’est pas seulement le héros d’Haïti, mais il l’est pour le monde, et ce à travers les âges. Le flambeau de la liberté luit en la mémoire de Dessalines à jamais.

C’est un socle autour duquel doit se réunir la nation haïtienne au sens où Ernest Renan l’entend, c’est-à-dire constituer en la personne de Dessalines une mémoire collective du passé et de dégager de celle-ci un projet de société consolidé dans un consentement actuel : le désir de vivre-ensemble et de constituer un seul corps social.[15]

***

Tout compte fait, personne ne peut rester indifférent à l’héritage de Dessalines soit qu’on loue ses talents de guerrier habile, meneur de troupes aguerries, ou qu’on vante ses capacités de bon gestionnaire de la chose publique. On peut interpréter diversement la mémoire de Dessalines, cependant ce qui reste et que l’on doit considérer comme le plus essentiel dans tout ce qu’il nous a légué, et surtout aujourd’hui dans ce contexte de crise, c’est son éthique de la chose publique.[16]On constate que sous l’administration de l’empereur la rigueur avec laquelle se faisait la gestion de la chose publique. Et avec quel esprit d’équité qu’il a traité les conflits qui ont surgi après la guerre de l’Indépendance.[17]  Les générations qui se sont succédé ont tout l’intérêt de recueillir l’héritage du plus grand héros de tous les temps, car les causes qu’il a défendues avec ardeur et radicalité, les valeurs qu’il représente sont transcendantes au temps et à l’espace. Il passe ainsi du simple état d’homme à celui d’un symbole.

Dans la crise actuelle que connaît le pays, laquelle crise est vécue comme une impasse et contraint la nation haïtienne à décider de son avenir dans un délai des plus urgents.  On doit se souvenir de la figure de Dessalines comme un symbole sacré. C’est-à-dire un emblème qui rappelle le passé et en qui l’avenir doit être consolidé. Il nous rappelle que la liberté est la valeur suprême de l’humanité et le but que doit poursuivre toute association politique. Il nous rappelle ceci : la liberté humaine, la dignité n’a pas de prix ; vivre libre ou mourir.

Bibliographie

Alain Badiou. L’éthique, essai sur la conscience du mal, Paris : NOUS, 2003.

Ernest Renan. Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris : Éditions Mille et une nuits, 1997.

Michel Acacia. Histoire et Structuration sociale en Haïti, Port-au-Prince : Imprimeur II, 2006.

Martin Renauld. Jean-Jacques Dessalines dans la guerre d’indépendance haïtienne : les stratégies utilisées pour imposer son leadership, Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de Maître ès arts (M.A.), Université de Montréal,

Thomas Madiou. Histoire d’Haïti, t. 1 et 2, Port-au-Prince : Éditions Henri Deschamps, 1989.

Article :

HURBON, Laënnec. 1. La Révolution haïtienne : une avancée postcoloniale In : Genèse de l’État haïtien (1804-1859) [en ligne]. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009 (généré le 05 juillet 2021). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/editionsmsh/9744&gt;. ISBN : 9782735118908. DOI : https://doi.org/10.4000/books.editionsmsh.9744

HECTOR, Michel. 4. Une autre voie de construction de l’État-nation : l’expérience christophienne (1806-1820) In : Genèse de l’État haïtien (1804-1859) [en ligne]. Paris : Éditions de la Maison des sciences de 05/07/2021 Genèse de l’État haïtien (1804-1859) — 4. Une autre voie de construction de l’État-nation : l’expérience christophienne (1806-1820)… https://books.openedition.org/editionsmsh/9762?lang=fr 48/48 l’homme, 2009 (généré le 05 juillet 2021). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/editionsmsh/9762&gt;. ISBN : 9782735118908. DOI : https://doi.org/10.4000/books.editionsmsh.9762.

Saint-Louis Vertus, L’assassinat de Dessalines et le culte de sa mémoire Revista Brasileira do Caribe, vol. 16, núm. 31, julio-diciembre, 2015, pp. 95-124 Universidade Federal do Maranhão Sao Luís, Brasil

Documents en ligne : Panafricaniste d’hier et d’aujourdhui, 4/06/2019 / RÉSISTANCE : https://panafricanistes.com/post/50 (Consulté le 01.07.2021).

[1] Il faut comprendre le terme événement non seulement au sens historique, mais aussi au sens où Badiou l’entend : une rupture, une violence qui nous contraint de décider une nouvelle manière d’être. Il faut comprendre l’événement en ces termes : une irruption violente qui est aussi une trouée dans la vie quotidienne du sujet qui en fait l’expérience, et rien ne sera plus pour lui comme avant. Alain Badiou. L’éthique, essai sur la conscience du mal, Paris, NOUS, 2003, p. 68.

[2] Ce dernier n’est pas le seul héros de Vertières, mais en tant que commandant en chef de l’armée, et, eu égard à l’objet de notre propos, tout le texte se consacre à lui, les raisons qui expliquent ce choix seront plus amplement abordées au cours du développement.

[3] Une statue porte le même nom, elle est érigée sous Paul-Eugène MAGLOIRE, sculptée par le Cubain Juan Jose Sicre Matanzas en 1953.

[4] Cette définition a été pour sa grande part tirée du dictionnaire Littré [en numérique]

[5] Martin Renauld. Jean-Jacques Dessalines dans la guerre d’indépendance haïtienne : les stratégies utilisées pour imposer…

[6] Ibid., p. 72

[7] Dessalines mena des actions politiques et diplomatiques, comme en rendant visite personnellement aux chefs des troupes les plus influents, il sera aussi contraint, afin d’unifier l’armée, d’éliminer tous ceux qui ne voulaient pas se soumettre à son autorité l’exemple le plus criant est le cas de Jean Baptiste Sans-souci ou celui de Lamour Derance.  

[8] « Il n’expédia pas des émissaires auprès des chefs insurgés du Nord pour les exhorter à reconnaître son autorité : il leur envoya des ordres. Il se présenta aux masses comme un guerrier indispensable… » Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome 2, p. 451 ; cité dans Michel Acacia, Histoire et Structuration sociale en Haïti, p.3.  

[9] On se souvient de ses exploits lors la bataille de la Crête à Pierrot et de cette fameuse phrase : « Que ceux qui veulent rester esclaves des Français sortent du Fort, que ceux, au contraire, qui veulent mourir en homme libre se rangent autour de moi. »

[10] La vitesse avec laquelle il gravit l’échelon de la hiérarchie militaire est un exemple parfait.

[11] Il faut préciser que la mémoire de Dessalines tardera longtemps à être valorisée en raison du contexte de son assassinat.

[12] Saint-Louis Vertus. L’assassinat de Dessalines et le culte de sa mémoire…

[13] Il sera interdit après la mort de l’empereur de perpétuer sa mémoire,  son nom sera profané. Il faut attendre jusqu’au gouvernement de Louis Pierrot  pour assister à une commémoration officielle,  sans compte que celle-ci subit de temps à autre des révisions dans son interprétation ; elle est objet de manipulation.   

[14] En ce sens on peut dire que Dessalines est très en avance par rapport à sa vision des droits de l’homme.

[15] Ernest Renan. Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris : Éditions mille et une nuits, pp. 37.

[16]Michel Acacia. Op. cit., pp. 40.

[17] Ibid. p. 41.

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