POLITIQUE

MODÈLE POUR REPENSER LES PARTIS POLITIQUES EN HAÏTI

L’environnement politique actuel montre fort bien qu’il n’existe pas de réel parti politique dans le pays. Considérant le rôle et la mission ainsi que les attributions d’un parti politique, on arrive à la simple conclusion que, de fait, on ne peut pas parler d’existence de vrai parti politique sur le territoire national. Et c’est un élément qui, à mon humble avis, nous permet de comprendre mieux la réalité politique d’aujourd’hui marqué par l’absence d’idéologie , le désintéressement de la population par rapport aux activités politiques, la primauté de l’individu sur le discours et l’abscence chez les politiciens d’une culture politique axée sur la tolérance, la responsabilité et le respect de ses engagements. Maintenant, la question pourrait être bien : est-ce qu’il n’y a jamais eu dans le pays l’existence de vrai parti politique ? Ou encore est-ce qu’il n’y a jamais eu à aucun moment de notre histoire une pratique politique qui prime le discours sur l’individu ? Là se retrouve notre préoccupation.

Généralement, lorsqu’on parle de la réalité politique actuelle du pays, on a tendance à limiter le débat à partir de la période post 86. Une délimitation qui me paraît tout à fait logique car l’ambiance soi disant démocratique dans laquelle se fait la politique actuelle en Haïti est datée depuis le lendemain des événements de 1986, mettant fin à la sévère dictature des Duvalier. Toutefois, cette délimitation à quelque niveau, nous empêche bien souvent de cerner quelques réalités qui ont marqué notre histoire politique, et qui pourrait normalement à un certain niveau nous servir de modèle ou de jalons pour définir nos actions politiques. Ainsi, pour répondre aux questions posées antérieurement, nous devons dépasser cette délimitation pour nous arrêter à la deuxième moitié du 19ème siècle.
Il s’agit, en effet, d’une période assez compliquée et bouleversée sur le plan politique mais un peu exceptionnelle sur le plan économique et en termes de production de savoirs. Cette période est aussi marquée par une tranche d’histoire bien intéressante parce que c’est pour la première fois et peut-être, jusque là, la dernière fois qu’on aura sur la scène politique la présence de deux partis politiques avec deux idéologies différentes qui essaient de conquérir l’espace de pouvoir.

Sur le plan international, le 19ème siècle est marqué par de grands événements politico-économique. Durant cette période, on assistera en Europe, sur le plan sociopolitique à l’émergence des droits du peuple, l’éclatement d’un ensemble de mouvements nationaux et libéraux ainsi que l’indépendance de nombreux pays européens. De l’autre côté, on aura la deuxième révolution industrielle qui, de par son importance et ses résultats, changera le mode de fonctionnement des sociétés, le mode de production et les différentes perceptions. C’est bien dans cette dynamique mondiale que va apparaître, en Haïti, au cours des années 1870, une sorte de pluripartisme avec particulièrement la naissance du Parti Libéral et du Parti National. Il importe de signaler également, sur le plan interne, l’expérience du populisme de Salnave a laissé un goût amère à l’aristocratie mulâtre et à la classe politique de l’époque qui, de fait, était court-circuitée et victime de la popularité de Salnave. Ainsi, il va y avoir une rupture assez brutale dans la mesure où, sans pièce transition, on va passer d’un populisme dictatorial avec Salnave à cette dynamique de multipartisme où le discours ou l’idéologie prend quasiment le dessus sur l’individu. C’est donc bien dans ce contexte que prend naissance les partis politiques en Haïti dont la présence n’empêchera pas au régionalisme ni au caudillisme de faire feu.

Cette ambiance marquée par la coexistence de ces deux partis allaient animer les débats. Chaque parti avait sa vision des choses, son projet de développement pour le pays qui sont de toute évidence liés à l’ensemble des principes et des valeurs que partage le parti. C’était un moment de notre histoire où il n’était plus question de qui prend le pouvoir mais plutôt quel parti a remporté les élections. Cela va perdurer presque pendant toute la fin du 19ème siècle.

Tout d’abord, le Parti Libéral avec son slogan  » le pouvoir au plus capable » optait pour le parlementarisme et faisait la promotion de l’industrie. Il cherchait la moralité dans la gestion de l’Administration et accordant la priorité à l’instruction publique. Il visait, sur le plan social, l’élévation du niveau de vie de la population et le développement de plusieurs autres secteurs dans la vie nationale, comme le transport en commun ainsi que la production agricole, particulièrement le café. Le chef de ce parti était sans conteste Boyer Bazelais avec des hommes comme Boisrond Canal, Brice Ainé, Edmond Paul, Louis Tanis, Pierre Momplaisir Pierre et le fameux Anténor Firmin, à la direction du parti.

Lire aussi:  Journée mondiale de la jeunesse : Message de l'ancien Président Jocelerme Privert à la jeunesse d'Haiti

Le Parti National, de son côté, avec son slogan  » le plus grand bien au plus grand nombre » , différemment du parti libéral, priorisait le régime présidentiel et accordait la priorité à l’agriculture. Un point important de leur programme fut la réforme agraire conditionnelle qui exige la distribution des terres à la paysannerie, moyennant leur mise en valeur. Donc, pour ce groupe l’agriculture était aussi une priorité. Toutefois, contrairement aux libéraux qui voulaient un assouplissement de la politique nationale vis-à-vis de l’étranger, le Parti National prônait un nationalisme avec un discours « Haïti aux haïtiens » tout en reconnaissant bien sûr leur lien culturel avec l’Afrique noire. Fondé par Septumus Rameau sous le gouvernement de Saget, ce parti avait à sa tête des hommes célèbres comme Louis Joseph Janvier, Demesvar Delorme et Lysius Félicité Salomon Jeune.

En effet, ce qui est important à retenir dans cette tranche d’histoire, c’est la vision et l’idéologie incarnées par ces deux partis. Pour la première fois dans notre histoire politique, les idées prenaient le dessus. Cette dynamique a, dans une certaine mesure, fait rupture à une pratique où l’opposition politique ne peut être que l’affrontement violent avec le régime en place ; le plus souvent pour faire passer ses griefs ou prendre le pouvoir, et ce, pour répéter la même chose. Donc, avec cela, on cherchait à écarter de la politique les intérêts mesquins pour faire place à la conviction.
Bien que de courte durée, cette période a marqué l’histoire de la politique en Haïti. Puisque depuis lors, on aurra presque jamais assister à une telle ambiance. Certes, après les événements de 1946 qui ont accouché Dumarsais Estimé, on aura sur la scène politique, dans une ambiance démocratique, l’apparition des partis politiques à tendance plutôt socialiste, comme : Mouvement Ouvrier Populaire (MOP), Parti Socialiste Populaire (PSP). Mais cette tentative de réapparition des partis politiques sur la scène politique ne fera pas long feu, car les régimes qui viennent après, particulièrement le régime des Duvalier, vont, si l’on veut bien, mettre fin à cette tentative.

Au fait, après la chute du régime dictatorial des Duvalier, le moment était idéal pour reprendre la même ambiance de la deuxième moitié du 19ème siècle. Et en réalité, on a eu des tentatives de construction d’un discours et d’une idéologie politique autour de quelques partis politiques existant, mais malheureusement, ils n’ont quasiment pas abouti. Résultats : on a aujourd’hui , sur la scène politique, une pléiade de partis politiques qui sont en réalité de véritables boîtes politiques, sans discours ni idéologie et qui répondent à peine à leurs attributions. Donc, la réalité politique d’aujourd’hui nous porte à conclure que la lutte pour le pouvoir dans le pays n’est pas une lutte idéologique, mais un moyen pour prendre le pouvoir. Autrement dit, on est à une situation où les désaccords politiques ne sont plus le résultat de l’existence d’idéologies différentes, mais plutôt l’objet d’un conflit, surtout lorsqu’on n’a pas encore vu ses intérêts. Et c’est toujours la population qui en paie le prix.

Tout compte fait, cette tranche d’histoire se révèle un moment marquant dans l’histoire politique nationale. Il s’agit d’un moment où on avait atteint une certaine maturité politique, en mettant sur pied de véritable structure politique avec des programmes politiques construits à partir d’une vision politique mettant l’emphase sur le développement national. Par conséquent, face à la réalité que nous vivons aujourd’hui, ce moment de notre histoire pourrait nous être utile. Il peut nous servir de source d’inspiration pour orienter nos actions et nous canaliser vers un chemin plutôt sûr, en d’autres termes un moyen de répéter l’histoire. Normalement, ce versant de notre d’histoire a quand même ses limites, car la présence de ces deux partis politiques n’avait pas empêché au régionalisme ainsi qu’au caudillisme de triompher. Sans aussi compter la discorde et la division qui rongeaient la politique une fois que l’un de ces deux partis politiques arrive au pouvoir. En plus, ces derniers ne réunissaient pas les conditions de vrais partis politiques, si on considère leur organisation interne et leur direction polycéphale. Toutefois, cette tranche d’histoire peut nous servir de modèle au moins sur quelques points pour repenser l’organisation des partis politiques en Haïti afin de promouvoir une culture politique basée sur la primauté du discours, de l’idéologie aux dépends de l’individu, de la mise en place des programmes politiques abordant la problématique du développement national, afin d’impulser les changements nécessaires à la régénération du pays.

Bibliographie

  • BERNADIN Ernst A., Histoire économique et sociale d’Haiti de 1804 à nos jours, Imprimateur, Port-au-Prince, 2006.
  • REMY Zamor, Histoire d’Haïti de 1804 à 1888.

Ricardo LEBLANC
Normalien Supérieur
Professeur de sc sociales

Partagez l'info

Laisser un commentaire

Bouton retour en haut de la page

En savoir plus sur LA QUESTION NEWS

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading