POLITIQUE

Un imbroglio juridico-politique qui n’en finit pas !

La fin du tiers du Sénat de facto ouvre-t-elle la voie à l’arbitraire ? Quid des accords? Voici les thèmes que le juriste Sonet Saint-Louis aborde cette semaine sans manquer de pointer du doigt le déficit de légitimité de ces différentes actions.

Depuis lundi 9 janvier 2023, il n’y a plus d’élus en Haïti. Aucune trace de démocratie dans notre République baptisée de pourtant « démocratique » par la Constitution de 1987 en son article 1.

Une république démocratique est caractérisée par un État de droit dont la définition classique est la soumission des autorités et des citoyens à la règle de droit ; le suffrage universel, le moyen par lequel le peuple use sa souveraineté (art. 59 de la Constitution) dont il est le dépositaire exclusif (art 58) en est une. Cette souveraineté, comme on le sait, est fractionnée en parcelles au nom du principe de l’égalité des citoyens devant la loi consacré à l’article 18 de notre Charte fondamentale.

Le lundi qui vient de s’écouler, tous les pouvoirs de l’État d’Haïti ont été anéantis sous les yeux complices de cette communauté internationale. Il s’agit du dernier tiers restant du sénat de facto, une branche du pouvoir législatif dont le mandat était arrivé à expiration au deuxième lundi de janvier 2022 mais prorogé en violation de la Constitution sur la dictée de la communauté internationale à travers le BINUH. De toute évidence, celle-ci souhaitait conserver une petite trace de démocratie, d’État de droit en Haïti pour cacher un échec colossal. Les élections les plus récentes remontent en 2016, celles organisées par le président Jocelerme Privert. Jovenel Moise n’a organisé aucune élection pendant son mandat présidentiel, passant ainsi à côté de sa véritable attribution qui est celle de s’assurer du fonctionnement régulier des pouvoirs. Alors comment faire comprendre aux politiciens haïtiens, au-delà du charabia qu’ils racontent à longueur de journée, que garder les institutions en vie est la meilleure politique?

Le gouvernement de facto dirigé par le Dr Ariel Henry avait accepté ce détournement du droit parce qu’il ne voulait pas se battre sur tous les fronts compte tenu de la fragilité de son pouvoir dépourvu de légitimité populaire. S’attaquer aux sénateurs de facto lui aurait été politiquement suicidaire quand on sait que ces derniers avaient bénéficié du soutien de l’équipe de Montana et d’une bonne partie de la classe politique hostile à son pouvoir. Loin du respect de la Constitution, des règles et des principes, la politique chez nous est un jeu macabre où tous les coups sont permis. Pour le pouvoir en place, le risque était trop grand. Sa stratégie était donc l’usure du temps. La carte de la patience.

Cette classe politique pour laquelle la politique n’est pas une vocation mais une protection, on l’a vu bien vu avec les dernières sanctions canadiennes et américaines. Un exemple de l’incohérence de ces politiciens : ceux parmi eux qui avaient cru que le mandat de Jovenel Moïse était arrivé à expiration le 7 février 2021 en application à l’article 134-2 (une règle de dérogation qui permet de concilier le temps constitutionnel avec le temps électoral) sont les mêmes qui, pour les besoins de la cause, ont admis que celui du tiers du sénat restant prenait fin le lundi de janvier 2023 au lieu en janvier 2022. Ils négligent le principe général de droit établi par la Constitution en ses articles 95 et 95- 3 précisant que le mandat des sénateurs est de 6 ans et le sénat se renouvelle par tiers afin d’en assurer la permanence.

Dans un article récent publié au journal Le National et dans d’autres médias en ligne, j’ai expliqué scientifiquement pourquoi le mandat du tiers du sénat avait pris fin en janvier 2022. Je n’ai pas été entendu car le droit en Haïti est loin d’être une aide ou un outil à la bonne décision politique ; chez nous, la politique a domestiqué le droit. Souvent on entend dire que telle décision est juridique, telle autre politique, comme si les décisions politiques ne doivent pas être conformes à la loi. Les universitaires doivent être prudents face à ces discours qui dénaturent l’essence de l’État et du droit. Ces intellectuels ont un devoir éthique de ne pas laisser les politiciens sans vertu pervertir la permanence du savoir juridique.

Qui sont les principaux responsables ?
La défaite est sans appel. Nous ne sommes pas tous coupables devant la nation de cette catastrophe qui végète, pour répéter Leslie Manigat : il est important de pointer les responsables. Les coupables se connaissent mais ils n’ont pas assez de courage pour accepter leur échec. Qui porte la responsabilité de cette déchéance organisée et entretenue ? Le parti haïtien Tèt Kale (PHTK) à travers les pouvoirs publics et ses alliés tant qu’au niveau interne qu’externe. Les responsables sont ceux qui étaient au pouvoir et ils ne peuvent pas transférer leur échec à d’autres. La responsabilité, disait Hegel, est la destination suprême de l’homme, car seuls les animaux sont irresponsables. Alors si ceux qui nous ont gouvernés ne peuvent pas être tenus pour responsables de leur gestion calamiteuse du pays, on doit alors jeter le blâme sur le peuple, dépositaire de la souveraineté qui s’était collectivement trompé en confiant à des âmes animales le pouvoir de décider pour lui.

L’anéantissement de toutes les institutions démocratiques sous la période de Jovenel Moïse nous ont entraînés dans une situation caractérisée par un blocage politique total. Car, son assassinat brutal qui avait mis fin à son mandat alors qu’on s’accrochait à l’idée que celui-ci devait arriver à terme le 7 février 2022 et non en février 2021, comme l’indique pourtant l’article 134- 2. À la suite de ce meurtre crapuleux, il était impossible de désigner son successeur de manière constitutionnelle. Dans ce cas, le pouvoir du PM Ariel Henry ne saurait être considéré juridiquement comme la continuité de celui-ci de Jovenel Moise. L’article 149 de la Constitution à la base de l’existence du pouvoir en place était inapplicable dans les circonstances actuelles. Il y avait donc un autre pouvoir à redéfinir en tenant compte de la nouvelle situation provoquée par la disparition brutale du Président.

La situation qui prévalait après l’exécution du Chef de l’État nous avait plongés dans un désert constitutionnel, concept évoqué par Me Bernard Gousse pour expliquer la réalité qui était la nôtre après le drame du 7 juillet 2021. Face à ce déficit de droit et d’absence de solutions constitutionnelles, la crise était devenue éminemment politique et il a fallu donc une solution politique acceptable susceptible de nous conduire à un retour à la normalité constitutionnelle et démocratique.

L’échec ou l’inapplicabilité de l’accord du 11 septembre 2021 à la base de la gouvernance du pouvoir d’ Ariel Henry s’explique en partie par un mauvais diagnostic de la crise politique post Jovenel Moise. Dix huit mois étaient suffisants pour organiser les élections, en tenant compte de l’histoire des transitions en Haïti. Et malheureusement, on revient à la case départ avec une situation qui va en se dégradant. Les différentes propositions de sortie de crise n’ont pas tenu compte de cet état des lieux. Elles démontrent que l’ensemble de la classe politique haïtienne n’est pas à la hauteur de la situation et nous avons l’impression que face à la défaillance constatée des élites, c’est « la communauté internationale » , partie prenante de la crise qui a le contrôle sur tout.

Les limites de Montana
Ayant sans doute mobilisé beaucoup d’acteurs et fait beaucoup de bruit, l’accord de Montana qui apparaît comme une réplique à celui du 11 septembre 2021, reste dans la mémoire de certains acteurs tant nationaux qu’internationaux comme un document acceptable pour une sortie de cette crise. De ce côté, un effort de concertation a été fait en termes de proposition qui malheureusement depuis environ douze mois reste sans effet. Mais ce document, loin d’être un panacée, comporte comme les autres des faiblesses énormes que je me propose d’examiner sous quatre angles principaux : démocratie, bonne gouvernance, État de droit et droits fondamentaux .

1) Sous l’angle de la démocratie
Je me souviens avoir entendu sur les ondes de Radio Caraïbes que le Président de Montana, Fritz Jean, a été élu au second degré suite à des élections démocratiques retransmises à la télévision. Ces propos ont été récemment repris par Madame Magalie Comeau Denis lors d’une conférence de presse au cours de laquelle ces deux personnalités fixaient leur position sur l’accord du 21 décembre 2022.

Au-delà de la manipulation politique, selon toute vraisemblance, les auteurs de ces paroles se réveillent chaque matin avec la certitude que le peuple avait élu un président. Croient-ils vraiment que c’est cela la démocratie? Nul n’a le droit de revendiquer « moins de démocratie ». On avait combattu Jovenel Moïse en arguant que son pouvoir souffrait d’un déficit de démocratie parce qu’il était arrivé au pouvoir avec environ cinq cents mille (500.000) voix seulement. On ne peut en aucun cas mettre en place un pouvoir légitime et légal en dehors du suffrage universel, l’exercice démocratique par lequel le peuple use sa souveraineté (art 59 de la Constitution). Ce sont ici les principes démocratiques les plus élémentaires qui sont foulés au pied par les concepteurs de différents accords.

Lire aussi:  Ulysse Jean Chenet présente les 10 points faibles de la réponse de Youri Latortue à l'ULCC

L’accord de Montana n’est pas démocratique. Il n’est ni plus ni moins qu’une tentative de confisquer la souveraineté nationale. Car quarante représentants d’organisations de la société ne sauraient décider pour la population haïtienne. La démocratie est bien différente de celle qui se pratique au sein des organisations. Ce concept du droit constitutionnel se diversifie dans ses modalités d’exercice. Si notre État d’Haïti est démocratique, qui imaginerait à notre époque marquée par la post modernité rédiger une constitution ou imposer un pouvoir qui ne le serait pas? Haïti est une République souveraine, indivisible et démocratique qui défend les valeurs suprêmes de son ordre juridique, l’égalité des citoyens devant la loi et le pluralisme politique. Comment des citoyens de même tendance peuvent se réunir pour imposer un président? Que fait-on du principe de l’égalité des citoyens devant la loi, ce principe témoin de l’État de droit en vertu duquel chaque citoyen détient une parcelle de souveraineté et que sans délégation de celle-ci, il n’y pas de pouvoir consenti?

2) Sous l’angle de la bonne gouvernance
La bonne gouvernance exclut la corruption. Vocables opposés, l’un chasse l’autre. La bonne gouvernance passe par les mécanismes de contrôle, de transparence et de reddition de comptes. Une équipe dirigeante qui n’est responsable que devant lui même manque d’éthique gouvernementale. Les dirigeants doivent être responsables. Il n’y a pas de pouvoir sans responsabilités. En effet, notre Constitution ne prévoit pas un Premier ministre sans parlement : entre ces deux instances étatiques, il y a une relation fonctionnelle et sanctionnée. Elle ne prévoit pas non plus l’élection d’un premier ministre. On ne peut pas établir une instance de contrôle en dehors de la loi. Le parlement est l’instance de contrôle de l’action gouvernementale. C’est la constitution qui lui attribue ce rôle. Dans notre régime politique, le gouvernement est responsable devant le parlement. La Loi mère prévoit comment ce contrôle doit être exercé. Le parlement peut questionner, interpeller et censurer le gouvernement (art 129-2). Le parlement exerce son contrôle sur le budget (art 223 de la’ Constitution). Il accorde décharge aux membres du gouvernement (art 233 de la const). Dans le but de rendre justiciables les détenteurs des pouvoirs publics, la Constitution a créé la Haute cour de justice. L’instance de contrôle établie dans l’accord de Montana et celui du 21 décembre 2022 ne peut remplir les attributions ou prérogatives dévolues aux autorités politiques du parlement. Le document de Montana, comme les autres, ne résout pas ces difficultés juridiques et politiques.

3) Sous l’angle de l’État de droit
La définition classique de l’État de droit, c’est la soumission des autorités et des citoyens à la loi. Comment responsabiliser les détenteurs des pouvoirs publics dans cette situation ? Gouvernement de transition signifie-t-il un état d’impunité? Comment rendre les gouvernants responsables de leur gestion? La Constitution précise que la Haute cour de justice est compétente pour juger les responsables de l’État pour les crimes et délits commis dans l’exercice de leur fonction. En effet, comment la transition dite de rupture prônée par Montana entend-elle résoudre ce problème quand l’instance de contrôle qu’il institue ne se voit pas conférer de telles attributions? Cette question ne doit pas laisser indifférents les signataires de l’accord du 21 décembre 2022. Le pouvoir démocratique moderne est constitué de freins et de contre pouvoirs, seule façon de contrer l’arbitraire des gouvernants.

4) Sous l’angle des droits de l’homme
Le droit de choisir ses propres dirigeants est un droit fondamental. La démocratie place les citoyens sur un même pied d’égalité. Elle dote ces derniers du pouvoir considérable de choisir ses dirigeants. Le pouvoir vient du citoyen. C’est le vote qui lie ce dernier avec le gouvernant. Il n’y a pas de pouvoir sans mandat du citoyen. Ce qui explique que les élus de Montana n’ont jamais été installés parce qu’ils n’ont pas reçu la consécration populaire qui leur permettrait de bénéficier de la confiance du peuple. En démocratie, tout pouvoir doit être délégué ou consenti. Le président Lula avait bénéficié de la consécration de son peuple, c’est qui explique que malgré l’opposition de son prédécesseur, il a été installé dans ses fonctions. Le pouvoir qu’il détient est le fruit du consentement du peuple brésilien. L’accord de Montana qui avait accouché deux élus antagoniques au point de vue des droits de l’homme a été une vaste démagogie, une entreprise incohérente qui jette du discrédit démocratique sur ses fabricateurs. En accordant un pouvoir d’influence considérable aux organisations au détriment du citoyen, l’équipe de Montana sans le vouloir induit un processus carrément anti-démocratique. Un pouvoir qui n’est pas issu du suffrage universel ne respecte pas les droits et les libertés des citoyens.

Il nous faut des figures exceptionnelles
Pour finir, je dois indiquer que ma démarche n’a nullement pour objectif de peindre en rose tel ou tel accord. Mon texte décrit et analyse une situation à partir d’un regard scientifique basé sur le droit constitutionnel haïtien.

Il est acquis que le problème a été mal posé par les fabricateurs de l’accord de Montana et les autres. Le vide théorique, conceptuel, entourant ces tentatives a conduit à une mauvaise appréciation de la solution qui a été proposée comme satisfaisante. Les acteurs politiques doivent à l’avenir agir de manière professionnelle. Car à force de concocter des coups vides, déraisonnables et illogiques, ils risquent d’être dévalués ou dépréciés politiquement.

Ce texte que je vous livre en ce début d’année est plein de leçons pour ceux qui savent lire au-delà des positions intéressées. Mon propos a été de montrer les erreurs de départ dans l’interprétation de la question constitutionnelle. Je l’ai écrit et répété sans cesse qu’il n’y a pas de solution constitutionnelle à la crise actuelle. La solution ne pouvant venir que du consensus, aucune position hégémonique ne peut, de ce fait, être privilégiée.

Quand il s’agit d’Haïti, tout le monde est légitime pour en parler. L’accord du 21 décembre 2022 doit être vu comme un texte fondateur annonçant la mise en place d’une nouvelle transition avec un nouvelle organisation des pouvoirs publics sans lien avec le texte de 1987. Une transition est toujours l’histoire de celui qui détient le pouvoir et de ceux qui veulent le conquérir à travers des élections. Insuffisant certes, le dernier accord est à renforcer et doit s’étendre à d’autres acteurs, plus précisément aux signataires de Montana. Ils ont leur mot à dire. Il nous faut trouver la sérénité pour aborder cette année qui ne doit pas être la fécondité de la malchance. 2023 doit être l’année de vérité, celle d’une solution durable à nos crises pour enfin rattraper le temps perdu. Cette année doit aussi être celle de la transformation, de la reconversion, de l’abandon des idées belligérantes, négatives, tristes, pour répéter Spinoza.

Le compromis ne fonctionne pas dans le rejet mais dans l’acceptation qui donne une place à l’ autre. Mettons-nous ensemble ! Cela devrait marcher pour Haïti ou alors, il faudrait désespérer du pays.

Madame Myrlande Manigat a été désignée à cet Haut conseil de transition, l’organisme créé par les concepteurs du dernier accord pour gérer la transition. J’ai entendu dans la bouche de certains politiciens et intellectuels de la place dire « quel dommage qu’elle soit seule ! ». Elle n’est pas seule : il y a deux autres éminentes personnalités avec elle qui bénéficient d’une certaine notoriété dans le milieu. Peut-être les gens se réfèrent à son image qui incarnait à la fois une compétence et du patriotisme avérés. Mais face à une crise exceptionnelle grave, on s’attend à d’autres figures exceptionnelles, tout en priorisant la compétence, l’intégrité et le patriotisme au service du bien commun en cette période de grande détresse nationale. Et pour cela, nous devons éviter à tout prix l’agressivité et privilégier la flexibilité pour arriver à un compromis acceptable, c’est-à-dire de cesser de tirer la couverture à soi pour regarder un pays qui se meurt. Car le rapport de force n’est nulle part encore moins la légitimité populaire, la seule donnant droit à l’exercice du pouvoir dans un cadre démocratique. Le pouvoir hors-format démocratique, donc transitionnel n’est pas un exercice auquel les démocrates doivent se conformer indéfiniment. Souhaitons que ce Haut conseil de transition trouve la formule nécessaire pour convaincre les opposants à l’accord du 21 décembre 2022 et trouver la voie afin de permettre au peuple de décider de l’essentiel en démocratie, celui de choisir librement ceux qui doivent le gouverner !
Heureuse année à vous !

Sonet Saint-Louis av
Professeur de droit constitutionnel à la faculté de droit de l’Université d’État d’Haïti.
Faculté de droit, 8 janvier 2023
Sonet.saintlouis@gmail.com
Tél : +509/44073580/ 37978036

Partagez l'info

Laisser un commentaire

Bouton retour en haut de la page

En savoir plus sur LA QUESTION NEWS

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading