POLITIQUE

Lettre ouverte à l’équipe de Montana et au Groupe des huit partis politiques

Je m’adresse aujourd’hui à vous comme acteurs politiques et citoyens de la république. Si tout le monde se tait devant cette « catastrophe qui végète », pour répéter Leslie Manigat, le pays finira par mourir ainsi que notre rêve de démocratie. Tout bon citoyen doit être guidé par les valeurs inscrites dans notre Constitution malheureusement souvent oubliée ou appliquée à la carte ainsi que par le sens du devoir.

Après vingt-sept (27) mois de transition politique, il est venu le temps d’un débat sérieux et approfondi. Cela fait plus de deux ans depuis que ce pouvoir dirigé par le Dr Ariel Henry a été mis en place, peu après l’assassinat du Président Jovenel Moïse et vingt-sept mois c’est long, si on tient compte des nombreuses transitions depuis le départ des Duvalier. Cela risque de devenir encore plus long car le consensus élargi, cet exercice politique tant souhaité par l’international pour faire avancer les choses en Haïti, n’a pas l’air d’arriver. Les acteurs politiqueshaïtiens ne comprennent pas le vocable dialogue qui est une vertu de la civilisation occidentale pour résoudre les conflits sociétaux. Notre logique est celle de la destruction et du bannissement. Un comportement séculaire qui n’aide pas!

Chacun cherche à détruire l’autre pour s’accaparer de tout : c’est la stratégie des sauvages. C’est ce qui explique que chacun veut imposer de manière chaotique son projet de « transition politique » et refuse de tracer la voie permettant au peuple de choisir démocratiquement ceux qui doivent le gouverner.

Depuis deux ans, beaucoup de projets de transition politique sont sur la table mais on constate une absence totale de projet démocratique. Les opposants à Ariel Henry souhaitent mettre en place leur propre transition politique dite de « rupture » pour substituer à celle déjà en place connue sous le nom de « gouvernance apaisée ». Par quel mécanisme, si ce n’est pas par la force des armes peut-on remplacer un gouvernement illégal et illégitime par un autre de même nature ? Que veut dire au juste cette transition de rupture à laquelle vous vous accrochez tant ? Rupture par rapport à quoi? Si vous voulez changer l’état de choses dans la gouvernance d’un pays, il faut avoir le mandat des citoyens qui vous habilite à opérer les transformations discutées et voulues.

Cette difficulté de trouver une solution consensuelle et de s’en tenir aux règles traduit une indigence intellectuelle et politique. C’est ce qui explique que l’International qui nous accompagne dans les différentes initiatives de dialogue, ne comprend pas ce narratif ; il en est de même que pour un bon nombre de citoyens habités par la raison.

La transition, un obstacle à l’État de droit
Quelque soit son nom, la transition est un obstacle à l’État de droit, aux principes de la bonne gouvernance publique et à la démocratie. La Banque Mondiale souligne qu’un gouvernement qui n’est soumis à aucun type de contrôle manque de transparence. En plus de l’absence de reddition de compte, il est donc impossible de mettre en place les institutions prévues par la constitution dans une période transitoire qui n’est pas non plus un temps mort. Elle peut être dans certaines circonstances aussi une période d’innovation, de création et de productivité normative. Il est généralement admis que sans mandat, il est donc difficile de mettre en œuvre des politiques audacieuses au bénéfice des citoyens. Pour gouverner l’administration publique qui elle même est soumise aux principes de l’État de droit, les responsables doivent être légitimes, c’est-à-dire bénéficier de la consécration populaire pour exécuter les engagements qu’ils avaient pris devant la nation. La transition se réfère à l’essentiel pour gouverner non aux fondamentaux plus structurants, a expliqué Me Luc Eucher Joseph.

Nous ne devons pas perdre de vue qu’Haïti, à travers sa Constitution à laquelle on se réfère tous pour justifier certaines de nos manigances politiques, se définit comme une république démocratique (article 1er). Ses caractéristiques principales sont le vote populaire, l’État de droit, l’égalité des citoyens et le respect du principe de l’alternance politique de manière pacifique. Ce qui me fait dire que la transition est une perte de temps. C’est une situation exceptionnelle qui n’a pas vocation à durer. Une constitution démocratique ne peut pas prévoir une transition politique, le faire équivaudrait à poser les fondements de sa propre destruction. C’est comme si elle décidait de son contraire. La démocratie est une construction permanente à travers l’alternance politique qui ne peut être assurée que par l’organisation régulière des élections au temps fixé par la Constitution. Il est donc impossible de concevoir un pouvoir de transition sans limite dans le temps. Les deux projets de transition en lutte font durer le plaisir qui n’est finalement profitable qu’au pouvoir actuel. Il n’y a pas donc d’alternance dans la transition. Le débat est faux!

Le Premier ministre Ariel Henry doit organiser les élections parce que c’est lui qui détient le pouvoir jusqu’à date. Il gouverne l’État. C’est une réalité incontournable! On ne doit pas confondre l’État et le gouvernement qui détient la légitimité démocratique issue des élections. L’histoire de la transition nous enseigne que la réussite d’une transition se fait toujours avec l’accord de ceux qui détiennent le pouvoir de fait et ceux qui souhaitent le conquérir par la voie du concours. Ariel Henry doit s’activer pour lancer le processus électoral. Il est hors de question qu’il reste à la tête du pays comme s’il avait été élu ou qu’un évènement politique majeur vienne mettre un terme à son pouvoir de fait. Il y a là un jeu macabre, préjudiciable à la collectivité nationale, qu’on ne saurait cautionner. C’est pourquoi aucun citoyen ne doit souhaiter l’échec d’un gouvernement ou d’une équipe au pouvoir car finalement c’est le pays qui en pâtit. C’est dans ce sens que Frédéric Marcelin disait qu’il ne faut pas jeter les gouvernements, mais plutôt les améliorer. Trop de révolutions tuent! Trop de transitions contrarient l’avènement de la démocratie. C’est notre cas depuis 1987!

Dans cette bataille pour l’exercice du pouvoir non consenti, certains voient dans la généralisation du chaos une opportunité pour chasser Ariel Henry du pouvoir et prendre sa place. Sur quoi repose une telle certitude? Il y a donc un peu d’infantilisme dans cette stratégie. En effet, face à l’effondrement de l’État d’Haïti, aucun groupe sur le terrain n’a la force pour imposer une solution sérieuse à la crise. La force sur le terrain malheureusement n’est plus ni moins que celle de la communauté internationale qui contrôle tout. Vous n’êtes que des pions, des idiots utiles dans la programmation des grands qui transforment Haïti en espace transnational où ses dirigeants ne sont que des agents locaux dépendant d’un pouvoir global. Pendant que nous sommes dans l’affrontement permanent, l’étranger dominateur restera toujours maître de la politique chez nous.

Le mauvais usage de l’article 149
Comment se targuer d’être des démocrates alors qu’on accepte d’exercer le pouvoir en dehors du consentement du peuple, le dépositaire exclusif de la souveraineté et l’unique source du pouvoir en démocratie ?

Vingt-sept mois de lutte pour le maintien et la conquête d’un pouvoir hors norme. Le pays est fatigué d’être gouverné par des dirigeants qui n’ont aucun mandat pour décider au nom de la république.

Il est vrai que la Constitution de 1987 prévoit une gouvernance à deux têtes. Les fonctions du Premier ministre sont différentes de celles du Président de la république mais notre loi-mère pose la procédure pour mettre en place un exécutif bicéphale. Elle précise que le président doit être élu au suffrage universel et le Premier ministre désigné aux termes des articles 134, 137 et 158 de la Constitution. Seules les élections peuvent nous permettre de remplir ces formalités constitutionnelles. Depuis vingt-sept mois, les acteurs politiques et sociaux s’engagent férocement dans une croisade transitionnelle, ce qui empêche au pays de retrouver sa voie démocratique.

L’article 149 de la Constitution derrière lequel se réfugie l’actuel gouvernement pour gérer le pays est hors d’application puisque l’année 2021 avait consacré la 5ème année du mandat présidentiel du Président Moïse. À cette époque, le pouvoir législatif était dysfonctionnel et il était impossible de désigner constitutionnellement le successeur du Président Jovenel Moïse. C’était le « désert constitutionnel », comme le relevait l’imminent juriste haïtien et professeur de droit, Dr Bernard Gousse. L’occasion de rappeler que son expertise a été mise à contribution dans une démarche initiée par le prestigieux et brillant recteur de l’Université Quisqueya, le professeur Jacky Lumarque, pour offrir une proposition de sortie à la crise politique haïtienne, à laquelle j’ai été associé ainsi que l’historien Claude Moïse, professeur émérite de l’Université de Montréal, membre de la Chaire Louis-Joseph sur le constitutionnalisme haïtien.

Il faut rappeler que l’article 149 de la Constitution n’est pas un blanc-seing donné à la transition mais il consacre la continuité de l’ordre démocratique et constitutionnel. La Constitution ne prévoit pas qu’une branche du pouvoir d’État puisse être en vacances. Le gouvernement est responsable devant le parlement. Sans le pouvoir législatif, la première instance de contrôle du pays, le poste de Premier ministre perd carrément sa substance ainsi que la mise en œuvre de l’article 149. Il n’y a pas de transition constitutionnelle.

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Même au temps des Juges Alexandre Boniface et de Madame Ertha Pascal Trouillot, l’article 149 n’a pas été correctement appliqué. Le Sénateur Jocelerme Privert était en fin de mandat – ou n’avait pas eu de mandat – lorsqu’il avait été élu président provisoire de la République, selon les dispositions des articles 95-1 et 95-3.

Dans cette classe politique, tout est faux, contre-vérité manipulation d’élites sauvages, incapables d’évoluer dans une Haïti dominée par les règles et les principes de l’État de droit. D’un côté comme de l’autre, on initie la nation dans un débat bâti sur des mensonges éhontés. Nous sommes en permanence dans le mensonge.

Place au dialogue politique !
On a beau répéter que quand le droit n’y est pas, quand il n’y a pas de solution constitutionnelle pour résoudre une crise politique, c’est la solution politique qui doit prévaloir, c’est-à-dire une solution qui marchera et non le bricolage juridique qui créera plus de problèmes qu’il n’en résoudra.

La solution à la crise passe par le dialogue politique afin de déboucher sur un consensus, seule manière de parvenir à la normalisation de la vie démocratique et institutionnelle du pays. Il est évident que consensus ne veut pas dire unanimité ni arrangements entre les petits copains coquins. Et dans ce cas, on peut comprendre que personne n’est obligé de s’associer à un pouvoir défaillant qui montre des signes évidents d’incapacité à résoudre les problèmes fondamentaux du pays. Personne n’est contraint de se joindre à une équipe qui n’a pas de bilan satisfaisant à défendre devant le pays et la postérité.

Néanmoins, il faut penser au peuple qui est à bout de souffle et à bout de tout et qui est exposé à toutes sortes de menaces, tant sur le plan interne qu’externe. Il évolue dans un contexte marqué par une crise multiforme où sa souveraineté est mise à l’épreuve par son voisin à cause de l’anéantissement de notre système de défense nationale. Le temps dans lequel ce gouvernement avait inscrit ses engagements est épuisé certes mais cela ne signifie pas qu’on doit admettre qu’un autre groupe de même souche vienne extorquer la souveraineté du peuple. Il est malsain de remettre ainsi en permanence le principe de l’égalité des droits et de consacrer l’exclusivité des groupes dominants dans la société haïtienne figés dans des certitudes, des réflexes et des illusions tournés au passé qui n’ont rien à voir avec les conceptions d’un État démocratique et moderne. Agir ainsi, c’est renvoyer la démocratie aux calendes grecques.

Si le pays est en colère contre Ariel Henry qui n’a pas assumé sa responsabilité de protéger le peuple contre les bandes criminelles, on constate que les citoyens ne sont pas sortis en foule dans la rue pour exiger son départ du pouvoir. Le constat est clair: le gouvernement est incapable, l’opposition insignifiante. « Le pouvoir de facto » tout comme « l’opposition de facto » sous la houlette de l’international, n’a pas de solution au problème d’Haïti. Il faut donc d’autres stratégies pour faire émerger de nouvelles têtes, plus modernes, aptes à faire avancer le projet démocratique d’Haïti. Il est donc impératif de chercher les voies menant à une société démocratique au lieu de prendre les voies de la fortification du pouvoir des clans et des groupes. La prise du pouvoir ne peut se faire que dans la compétition des projets à vendre aux citoyens à l’intérieur des règles du jeu démocratique. C’est dans cette direction que nous devons conduire Haïti si on veut que le pays accède au développement économique et la majorité échappe à la pauvreté absolue.

Rétablir la sécurité
Aucun groupe d’acteurs n’a plus de légitimité que d’autres pour faire appliquer sa solution à la crise d’autant plus qu’au cours de ces trente-cinq dernières années, force est d’admettre que tout le monde était à la barre du bateau naufragé à un niveau ou à un autre. Donc le temps de l’inventaire des bêtises et des mauvaises manœuvres s’impose. La communauté internationale occidentale à travers le Canada, les États-Unis impose un « nettoyage » accompagné de sanctions, lequel est en train de mettre à mal le réseautage complaisant entre les hommes politiques et le secteur des affaires.

Vu le système de justice du pays, ces derniers peuvent bénéficier du silence des hommes et des institutions qu’ils ont eux-mêmes mis en place mais pas au niveau global. Quand on regarde là où les sanctions sont dirigées, on ne peut qu’être abasourdi. Somme toute, les faits reprochés tombent dans la catégorie des infractions globales. Personne ne sait comment va réagir le Conseil de sécurité des Nations Unies une fois que le rapport des experts sur la question haïtienne lui sera acheminé en novembre prochain.

À cause du dysfonctionnement de l’appareil judiciaire haïtien, un vent du colonialisme judiciaire est en passe de souffler chez nous. La Cour pénale internationale est complémentaire des juridictions nationales. L’absence du déclenchement d’une procédure nationale en ce qui concerne les personnes sanctionnées pourra donner l’opportunité aux décideurs internationaux de créer un tribunal ad hoc ou spécial pour juger les responsables des graves violations du droit humanitaire commises en Haïti couvrant la période de Jovenel Moïse jusqu’à cette administration.

C’est une occasion tant rêvée par les anciennes puissances esclavagistes de réécrire l’histoire d’Haïti. Car l’établissement d’un tel tribunal justifiera de manière éloquente que les colons haïtiens sont plus cruels, plus féroces que ceux de la colonie de Saint-Domingue. Un reniement de ce que nous étions dans l’histoire, un pays où les droits de l’homme ont eu pour la première fois une matérialité, une opérationnalisation. Si cela arrive, ce sera une dure douleur, une grande calamité nationale qui n’épargnera ni les mulâtres ni les noirs. Ce sera la grande chute, la déchéance collective. La communauté internationale elle-même n’est pas innocente dans la détresse haïtienne. Car l’utilisation persistante et renouvelée au plus haut sommet de l’État haïtien depuis des décennies des incompétents, des corrompus et des bandits pour contrôler le terrain n’est qu’une décision stratégique bien programmée pour mettre Haïti à genoux. Une situation dramatique à laquelle ont participé des membres des différentes élites aujourd’hui mis au rancart pour obstacle à la paix et à la démocratie. Dans ce contexte de perte de mémoire historique, de repères moraux, ne faudrait-il pas penser à un nouvel indigénisme ? Un indigénisme revu et corrigé qui mettra ensemble l’histoire, l’économie, la politique et la culture dans un tout cohérent avec une vision globale du monde afin de cerner un nouveau futur pour nos populations locales. « Car tout est local, y compris le droit, tout le reste est suspect », aime dire Dr Josué Pierre-Louis. Soyons-nous mêmes autant que possible, a écrit Dr Jean Price Mars. Toute direction, solution qui ne vient pas de nous, de nos efforts nationaux, est « suspecte ».

Ainsi, dans un esprit patriotique, il me semble qu’il y a donc deux options qui s’offrent à vous dans le contexte actuel: accepter de monter une coalition pour prendre le pouvoir de manière démocratique pour imposer la rupture que vous prônez depuis des lustres, c’est-à-dire renoncer aux pratiques autoritaires, de corruption sur lesquelles repose notre plus grand consensus national depuis deux siècles d’histoire, et toutes celles qui entravent le fonctionnement d’un véritable État de droit en Haïti, condition indispensable à la stabilité et au développement économique pour pouvoir entrer dans la modernité.

À défaut d’imposer cette transition de rupture, jour après jour, elle deviendra donc une fameuse « perplexité » dans laquelle les signataires de l’accord de Montana et leurs alliés s’enchevêtrent pour faire du sur-place. En effet, sans un sens élevé de patriotisme, on risque de passer de transition en embarras, d’embarras en perplexité pour déboucher finalement sur un monde où règne l’anarchie la plus totale, l’état nature. Quatre interventions militaires étrangères sur le sol sacré d’Haïti en moins d’un siècle, trois en un quart de siècle, justifient la désorganisation totale et permanente d’Haïti. Quoi de plus humiliant ! C’est plus qu’une immense faillite d’idéal, cela traduit la déchéance et la dégénérescence complète des élites dominantes et dirigeantes.

Pour éviter que tout s’écroule, puisque le mal est déjà partout, il faut forcer l’équipe actuelle et ses sponsors internationaux à rétablir la sécurité publique par un appui solide aux forces de sécurité nationale, afin de lancer enfin le processus électoral, première étape indispensable au retour à l’État de droit. Si, comme on le fait toujours, on continue de tergiverser indéfiniment en gaspillant le temps – car le sentiment de l’urgence ne semble vous habiter – avant de retourner à la table de négociation pour négocier dans la catastrophe et l’humiliation suprême quand il n’aura plus rien à négocier.

Avec respect et civilités.

Sonet Saint-Louis av
Professeur de droit constitutionnel et de méthodologie à la faculté de droit et des sciences économiques de l’Université d’État d’Haïti.
Faculté de droit, 28 septembre 2023.
Tél. : 44073580
Email : sonet.saintlouis@gmail.com

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