POLITIQUE

Des élites haïtiennes qui doivent se remettre en question et se donner une vocation


Un siècle après l’appel à une vocation pour l’élite haïtienne de la période de l’occupation américaine, celle d’aujourd’hui qui attend les forces multinationales, ne s’est pas donné une vocation après les 29 années des Duvalier et les 13 années du pouvoir du PHTK suite à la catastrophe du 12 janvier 2010. Ce qui fait croire que le pays n’aurait pas d’élite.

Éducation, Femme et famille, Culture et littérature, Démocratie et gouvernance éclairée, ce sont les thèmes sur lesquels problématisait l’ethnologue Jean Price Mars au café Parisiana, au moment de ce que nous avons appelé la crise de 1915. Mais avec une pensée qui conforte certains intellectuels dans leur paresse d’esprit, et une haine historique qui justifie certains autres, il s’agirait d’une élite exogène, différente d’une élite nationale. Donc, celle-là n’aurait pas de projet de société en déterminant les champs du changement et du contrôle de l’historicité haïtienne. Un argument qui peut être admis partiellement, si l’on se hâte de généraliser l’observation et la perception qui en découle. Mais il faut nuancer ce point de vue critique, en précisant que ces étrangers à l’histoire et à la mémoire des héros de Vertières, indexés par les ultranationalistes, constituent une catégorie déterminante de l’élite haïtienne qui se compose des fils et des filles des anciens et des nouveaux libres.
Il n’y a pas et il ne faut pas chercher d’élite en France composée uniquement de Bourbons, de Francs et de Wallons, ou aux États-Unis qui serait le regroupement des saxons et des vikings. Les élites françaises et américaines comptent des chinois, des italiens, des africains, des danois, des suédois. Donald Trump et Fitz Gerald Kennedy ne sont pas de descendance anglo-saxonne, comme Georges Washigton ou Abraham Lincoln. Et Anthony Blinken a le sang Français en assumant le poste suprême au département d’état américain, tandis que Alejandro Mayorkas est du même pays que Fidel Castro et remplit une haute fonction dans l’administration de Joe Biden. Les migrations dues aux guerres expliquent cette mixité de ces élites. Toutes les élites comptent des étrangers qui se sont nationalisés et enraciner dans la culture nationale, pour s’identifier à un collectif symbolique œuvrant pour le bien-être de leur société. Donc, aux haïtiens d’origine arabe, libanaise, syrienne, américaine, française, espagnole, allemande et d’autres pays étrangers qui ne correspondent pas aux tribus africaines et indiennes, il faut reprocher un manque de vocation patriotique et nationaliste. Les boulos, les Abdallah, les Baker, les Apaid, les Moura, les Meuvs, les Madsen, les Deeb, les Soukar, les Issa ont les droits de citoyen et de la nationalité que définissait la constitution de Jean Jacques Dessalines. Malgré l’anachronisme de ce jugement, cette constitution moderne, à l’époque du racisme blanc dominant sur la scène international, effaçait toutes les conditions de discrimination, pour faire des hommes et des femmes des êtres humains libres dans la République d’Haïti. Mais cela ne dispense pas de critiquer les comportements de certaines castes de l’élite haïtienne. Et à cet égard, le sociologue Jean Casimir n’a pas une vision erronée sur la société et ses catégories sociales, quand il affirme que le lien entre cette partie de l’élite haïtienne et le reste de la société se présente comme un dialogue entre des sourds. Mais, les Deschamps, les Derenoncourt, les Bennett, les Fombrum, les Auguste, les Saget, les Hérard, les Manigat, les Boucard, les Appolon, les Pasquet (Le livre de biographie de Daniel Supplice est une bonne référence sur les natifs natal de descendance afro-caribéenne qui font partie de l’élite haïtienne) ne sont pas moins des éléments importants de l’élite que l’esprit d’analyse doit juger, culpabiliser, et responsabiliser.

En effet, l’élite haïtienne est composée de certaines familles d’origine africaine, européenne, orientale, et américaine qui contrôlent certains secteurs de production de biens, de services, et de la pensée. De la possession foncière, cette élite a diversifié ses monopoles de production et de distribution économique, en contrôlant l’échange des biens manufacturés et industrialisés du marché national en connexion avec le marché international (Commerce import-export). Sans intervenir directement dans la gestion politique du pouvoir légal et légitime de l’état, elle a toujours eu ses ficelles pour désigner les chefs de l’exécutif, du parlement, et pour vassaliser le judiciaire. Et n’ayant pas le souci d’avoir l’apanage de la culture savante, elle n’est jamais inconsciente de ce qui se passe dans les champs du savoir universitaire et de la culture avec les média de masse qui sont à ses remorques, et met des mécanismes en place pour étouffer toutes les idées incompatibles au champ de l’historicité qu’elle contrôle et ne veut pas changer, malgré les fluctuations de l’asymétrie de son pouvoir de contrôle pendant l’histoire des luttes politiques nationales. (Les différents mouvements populaires s’inscrivent dans la logique de contester la domination de cette élite traditionnelle). Cependant, les théories sociologiques sur la notion d’ « élite », spécifiquement avec Paréto et Bourdieu, ne se cadrent pas avec les pratiques de l’élite haïtienne. Car, on a toujours le malaise d’associer les hommes et les femmes de l’élite haïtienne à la pensée et la culture savante. D’autre part, il n’y a pas une circulation de ses membres qui réduisent les possibilités de mobilité sociale. Donc, il est difficile et exceptionnellement exemplaire de voir le fils d’un paysan ou d’un ouvrier de la ville devenir membre de cette élite.

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Or l’élite d’une société ne se définit pas par des pratiques économique, politique, culturelle, sociale qui se détache de la pensée réfléchie, systématisée constituant l’idéologie et la science de celle-ci. Et elle se renouvelle par les différentes formes de mobilité sociale ascendante et horizontale. On peut donc se poser la question suivante : quelle est la pensée scientifique et idéologique produite par l’élite haïtienne qui oriente ses pratiques et les justifie au regard de la société qu’elle guide et inspire ? Mais, quels sont aussi les projets de bien-être social et économique que poursuit l’élite dans ses choix politique ?

La réponse à cette question fera sans doute apparaitre un schisme très paradoxal. En effet, il s’agit d’un écart que les intellectuels haïtiens tracent par leurs critiques entre eux et ceux et celles qu’ils indexent comme les membres de l’élite, incapables à orienter et diriger la société. Un comportement de distanciation qui leur permet de se mettre en marge de l’élite, dont ils sont pourtant essentiellement des membres. Peut-être que cette explication corrective de la démarche d’auto marginalisation des intellectuels nous facilite à concevoir plutôt l’élite comme un concept qui renvoie à des élites particulières. Des élites qui dominent certaines sphères de production dans une société : économie, politique, culture, science. Mais, comme séparer des pratiques socioéconomiques, culturelles et politiques des schèmes épistémologiques qui les rendraient intelligibles dans l’expression de leurs liens de causalité ? Aurions-nous une élite d’une part, et des intellectuels qui réfléchissent sur la société d’autre part, en refusant de se considérer comme appartenant à celle-ci, ou en apostasiant leur appartenance originelle ou construite, par stratégie de positionnement ? Configuration de stratification sociale que nous pouvons observer dans la société monarchique au 18ème siècle des Lumières, quand les bourgeois se sont donné leurs propres philosophes et intellectuels pour lutter contre la noblesse et le clergé qui en possédaient les leurs en France. Certes, avec Antonio Gramci, nous construirions des classes d’intellectuels, pour identifier les intellectuels appartenant à la classe bourgeoise dominante, et les intellectuels organiques qui s’y opposent. Mais, la gauche comme la droite a des membres qui feront toujours partie d’une élite. Si nous lisons Lenine avec intelligence dans « Que faire », nous conviendrons que ce sont toujours des élites (Bourgeoises ou prolétariennes) qui dirigent, mais en prenant des décisions qui font d’eux des égalitaristes.

Cette analyse sommaire de l’élite haïtienne nous amène à voir l’échec de celle-ci qui a une vision non éclairée sur certaines idées que Jean Price Mars a laissé en germe dans « La vocation de l’élite. L’éducation dont elle n’a jamais construit une philosophie correspondant à un type d’homme pour un type de société. Les institutions de socialisation comme la famille et les media qui éduquent les citoyens et les enfants des deux sexes, mais qu’elle instrumentalise pour le souci uniquement de la plus-value. La culture nationale qu’elle ne contribue pas à développer en industries de biens, de services, et de spectacles. La science qu’elle méprise dans les universités qu’elle ne finance pas, parce qu’elle ne priorise pas de main-d’œuvres qualifiées dans une économie de vente rentière et de sous-traitance. Et enfin, la politique qu’elle pratique comme un jeu de pirates et de flibustiers, sans se soucier des grands idéaux du républicanisme et de la démocratie. Si pendant les cinq dernières décennies, le peuple n’a pas cessé de la juger, la culpabiliser, il a manqué à celui-ci de la responsabiliser. Mais, il revient toujours aussi à l’élite de la société haïtienne de se remettre en question et de se trouver une vocation pour se faire acquitter de tous les maux dont elle a été coupable, par le seul souverain : le peuple qui met les ministres de l’état à son service et à celui son élite, et qui les destitue…

8 octobre 2023
CHERISCLER Evens
Journaliste et enseignant
Quelle vocation pour l’élite haïtienne ?

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